Le doc me présente son ectoplasme, un avatar transparent censé reproduire mes faits et gestes à l’écran. Sa pantomime bugue, tremble ou se nanomatise, laissant des traces noires en surimpression.
— Je sais pas quoi en penser, je lui dis.
— Chelsea a la forme de votre visage, vos pommettes, vos yeux en amande.
J’examine les minuscules cicatrices sur mes tempes et mes poignets.
— Vos nouveaux implants ! précise Saviri. Ils se connecteront directement à votre AA. J’ai conçu ce système moi-même.
Le guy est pas mal, mince et élancé, élégant aussi. Je mate son cul quand il me tourne le dos. Non, vraiment bien. Lorsqu’il revient vers moi, souriant, je reprends mon attitude de patiente et palpe l’arrière de mon crâne. Je découvre le renflement de la puce insérée sous ma peau. Le doc fait quelques réglages sur sa machine, il semble accorder plus d’attention à son AA machin truc qu’à moi. En général, je fais un certain effet sur les hommes mais là, rien. De toute façon, je change de vie. Alors, autant m’y habituer tout de suite. Je me concentre sur ce qui m’amène ici et je demande à tout hasard :
— À quoi ça sert qu’elle me ressemble autant ?
— Oh ! C’est surtout pour rassurer vos collègues. Là-haut, en votre absence, cet avatar pourra vous remplacer. Cela dit, vous pourrez le modifier à votre guise.
— Ça ? Me remplacer ?
Je désigne ma copie du doigt, surprise.
— À peine une esquisse oui, voilà ce que c’est !
Saviri fait volte-face pour aller chercher je ne sais quoi – nouveau matage de postérieur –, il me répond avec entrain :
— Attendez qu’il grandisse et vous serez surprise !
— C’est un garçon ? Vous avez dit « il ».
Il revient armé d’instruments de torture d’un autre temps, un marteau et des sortes de tiges plates en métal. Il poursuit sa conférence :
— Chelsea est un agent augmenté, il peut prendre la voix et l’accent que vous lui choisirez. Il vous tiendra compagnie quand vous souffrirez de solitude. Il deviendra votre meilleur ami.
Ce qui me sidère, c’est qu’il le croit vraiment, et d’un air inspiré, il fixe le plafond à travers lequel, je pense, il croit deviner la navette qui m’attend. Ça y est, je l’ai perdu ! Silence. Puis, au bout d’un moment, il poursuit ses explications.
— Il sera aussi votre nurse, il prendra vos mesures biométriques, nous préviendra si vous souffrez du mal de l’espace, et cætera.
— Un garçon avec une poitrine ?
J’ai réussi à le faire rire, un point pour moi.
— Ça aussi, vous pourrez le changer plus tard. Remplacez-le par un poulpe si ça vous fait plaisir ! Mais d’abord, je dois enregistrer votre modélisation 3D.
Saviri a un corps trop ferme pour être Titanien, et son élocution est celle d’un Terrien. Que fait-il ici ? Il y a donc des Terriens qui viennent de leur plein gré sur Titan ? Mais, ils sont malades ! Absorbée par mes réflexions, je ne me suis pas aperçue que mon sosie m’observe avec attention. J’ai un mouvement de recul.
— Oh mon dieu !
— Vous voyez ! Vous réagissez déjà comme s’il s’agissait d’un être vivant. D’ailleurs, c’est très bon signe, car vous devrez vous habituer à sa présence et même l’incorporer. Il s’agira, petit à petit, de maîtriser une sorte de schizophrénie inversée, construite en laboratoire.
Je bois littéralement ses paroles, sans vraiment comprendre de quoi il retourne. J’ai le sentiment que son savoir fond sur moi et que je ressortirai de cette pièce plus instruite qu’en y entrant. Il me fascine avec ses écrans partout, du sol au plafond, ses scans, ses trans mobiles, en veux-tu en voilà. Je l’encourage à poursuivre, en fait j’aime entendre sa voix.
— Que voulez-vous dire ?
— Physiquement, vous serez bien deux, mais d’un point de vue psychique, nous voulons vous voir fusionner. À tout moment, vous devrez pouvoir compter sur votre AA et le vaisseau qu’il commandera.
C’est un savant, un vrai, quelqu’un qui a fait des études, promis à un grand avenir. Ça se voit tout de suite qu’on retiendra son nom. Mon regard oscille constamment entre lui et l’écran où le regard doux de Chelsea reste posé sur moi. Quand le doc me demande d’ôter mes vêtements et de m’étendre sur le divan, ça me gêne un peu. Il me plaît trop et les médecins ne sont que des hommes après tout. Chelsea m’imite en s’allongeant sur un canapé qui se matérialise progressivement.
— Qu’est-ce qu’il fait ? je demande.
— Pour l’instant, comme vous l’aurez remarqué, il vous mime. C’est une première étape. Nous en profitons pour procéder à un moulage virtuel de votre corps. Ça nous permettra d’imprimer des prothèses sur-mesure en cas d’accident ou de produire un hologramme ressemblant.
— C’est pas très rassurant…
Il fait de grands gestes de dénégation.
— Vous devriez être contente. Les capsionautes bénéficient des mêmes privilèges médicaux que les spationautes, et l’archivage de vos données corporelles en fait partie. Sur votre testament, vous pourrez léguer votre doublure à vos descendants.
— Génial ! Vous parlez d’un cadeau, les pauvres kids.
J’ai entendu parler de cette pratique. Faute d’immortalité, la doublure permet à des flouzeux de perpétuer leur image et leurs souvenirs. Les descendants entretiennent la réplique de l’aïeul pendant plusieurs générations. Saviri s’affaire à observer la tonicité de mes muscles. Un petit coup sur le genou et hop ! Le truc plat en métal, c’est pour tenir ma langue pendant qu’il observe ma gorge.
— Et maintenant, respirez ! Parfait, vous êtes en excellente forme !
— J’ai l’impression d’avoir réussi mon brevet !
— Alors ça se fête !
Il ouvre un petit frigo et en sort une mini-bouteille de champagne.
Il y en a encore ? je ne peux pas m’empêcher de demander.
— Très peu, à mon grand regret. Il reste quelques bouteilles dans de vieilles caves. J’ai acheté celle-ci à prix d’or. Mes amis me recommandent de la conserver comme une pièce de musée.
— Ce serait dommage !
— Je suis d’accord avec vous. Un bon champagne, ça se boit !
Chelsea a aussitôt sorti un verre qu’il tend vers nous.
— Docteur, ça va commencer à m’agacer !
— Ça ne durera pas, il apprend. C’est un petit animal que vous devez protéger et nourrir d’interactions pour qu’il se développe. Dans votre habitacle minuscule, isolée du reste du monde, Chelsea sera un compagnon fiable.
Le doc examine maintenant mes tympans pendant que je sirote mon verre.
— Il est un peu sucré ce champagne, non ?
— Il a moins de bulles aussi.
— Il est tout de même très savoureux. Nous allons faire l’autre oreille mademoiselle Pricard.
Quand je tourne la tête, je croise le regard de l’avatar qui me fait son tout premier sourire.
— Docteur, qu’entendez-vous par fusionner ?
Il prend une grande inspiration. Ses yeux roulent à droite, à gauche, avant de se poser sur moi.
— C’est une bonne question. Chelsea est programmé pour développer sa propre personnalité, mais aussi pour incorporer la vôtre. S’agissant d’intelligence nanomatique, il aura par ailleurs accès à l’ensemble des données du vaisseau. Grâce aux implants, l’AA ressentira vos émotions et, en retour, vous recevrez des impulsions que vous apprendrez à interpréter.
— Je comprends rien…
— Eh bien, reprend-il en s’asseyant près de moi, certaines personnes voient des images, d’autres entendent des mots. Dans tous les cas, vous saurez interpréter les données de votre AA.
En fait, il aime enseigner et j’aime apprendre. Voilà notre connexion. Je lui souris tendrement. Je termine ma flute, un peu dépitée d’avoir déjà tout absorbé.
— Je vous ressers ?
— Seulement si vous m’accompagnez.
— Mais, volontiers !
C’est un jouissif ce doc. Qui aurait dit ? Il marque une pause, trinque de nouveau avec moi, puis désigne mon émoti du doigt. Il ressemble à une balle volante recouverte de plumes blanches.
— Chelsea pourra même améliorer votre cam !
Le doc me demande de m’asseoir devant son bureau, c’est l’heure du bilan. Il a déroulé une feuille-écran dont il résume le contenu devant moi.
— L’armée va conserver la modélisation de votre corps. Vous pourrez invoquer votre droit à la modélisation en cas de problème de santé. Vous pourrez aussi exiger la création d’un agent conversationnel à votre image, un AC, et le transmettre à vos descendants. Par ailleurs, à partir de ce jour, plusieurs capteurs vous relient en permanence à Chelsea. Vous pourrez, par exemple, lui demander un soutien pour une géolocalisation ou réclamer un boostage de votre mémoire. Tout ça est réversible. Une petite opération de quelques minutes, et hop ! Plus d’implants.
Je regarde le médecin avec de grands yeux, ne sachant que penser de sa technologie transhumaniste.
— Alors, je suis quoi ? Une femme augmentée ou l’esclave d’une machine ?
Je n’attends pas de réponse, la question est rhétorique.
— Pour développer ce point, il vous faudra accepter de dîner avec moi. La réponse est bien trop longue.
— J’accepte !
Mon avatar se redresse pour me regarder et je crois déceler au coin de son œil une ride d’expression absente de son masque au début de la séance.